MONSIEUR KLEIN,

Par Pierre Feuga

Je rencontrai Jean Klein en juin 1968, dans un Paris qui bruissait encore des fameux « événements ». J’arrivais à la fin de ce tumulte, ayant passé une partie du mois de mai dans le Jura et l’autre à Ouessant. Je ne me reconnaissais pas dans les drapeaux rouges et noirs et les slogans proprement politiques mais cette fièvre joyeuse, cette exaltation iconoclaste trouvaient en moi plus d’un écho. On a peu dit que mai 1968 fut aussi une éruption spirituelle que le sectarisme idéologique « objectivement complice » de la trouille bourgeoise s’est vite empressé d’étouffer. Cette révolution extérieure ratée coïncida en tout cas pour moi avec une véritable révolution intérieure. C’est à partir de cette période que je commençai d’apercevoir le bout du long tunnel psychique où je tâtonnais depuis des années.

J’avais déjà suivi quelques cours de sanscrit chez un des hommes les plus désintéressés et les plus sincères que j’aie jamais rencontrés dans les milieux hindouisants : Patrick Lebail. Prenant la mesure de mon désenchantement après mes mésaventures pseudo-yoguiques, il m’avait communiqué l’adresse de Jean Klein, qu’il m’avait dépeint, non sans fougue, comme le « meilleur yogin de Paris ». Cette appréciation surprendra ceux qui ne voient en Jean Klein qu’un pur vedantin, quelque peu dédaigneux d’un yoga qu’il connaissait pourtant à merveille.

Je n’aime guère employer le mot de gourou. Ma relation avec Jean Klein fut si peu conventionnelle, si spontanée, si discontinue, si « poétique » en un sens qu’il ne me vient pas à l’idée de me compter parmi ses « disciples » ni de m’abriter derrière son prestige qui d’ailleurs, à l’époque, ne dépassait pas des cercles très restreints.

Je me souviendrai toujours cependant que lorsqu’il m’ouvrit pour la première fois la porte, dans cette belle fin de printemps 1968, ce fut comme un éblouissement de lumière, une évidence : non pas : « c’est Lui » mais : « c’est Cela ». Il y avait eu cet ascète grec, dans l’île de Chio, qui m’avait indiqué le chemin ; et il y avait maintenant Jean Klein qui m’entraînait dans son énergie rayonnante, incroyablement légère et aérienne. Il émanait de cet homme long, délié, frémissant et totalement apaisé à la fois, attentif jusqu’à l’extrême du non-dit, un charme que l’on ne saurait décrire à ceux qui ne l’ont pas approché dans la force de son âge ou qui ne le connaissent qu’à travers les livres tirés de ses entretiens. C’était une sorte de musique intérieure et d’arôme, de grâce quasi mozartienne qui se répandait dans tous les objets autour de lui, dans les murs, dans l’ambiance de son appartement, et que je ressens encore, un quart de siècle plus tard, quand il m’arrive de passer avenue de l’Observatoire ou de traverser le paisible square qui se trouvait sous sa fenêtre et où j’ai repris souffle bien des fois sur un banc en sortant de chez lui, brisé par les exercices qu’il m’imposait parfois d’une manière tout à fait imprévisible et presque violente : quand on m’évoque la douceur, voire la suavité, de Jean Klein, j’ai toujours un peu envie de sourire. C’était un guerrier, un vîra dont l’énergie habituellement recueillie pouvait jaillir comme un éclair. Autant son enseignement intellectuel était à petit feu, autant, dans le travail corporel, il vous grillait littéralement.

Aussitôt en sa présence, je me mis à parler, à interroger mais beaucoup de mes questions étaient déjà comme épuisées avant que j’eusse fini de les formuler. Il y avait dans son silence, dans son sourire, dans l’éloignement froid puis dans l’éclat soudain transperçant de ses yeux bleus, une force irrésistible qui vous replongeait toujours dans l’essentiel, vous ramenait à contre-courant vers votre propre source, ravivait vos blessures avant de les guérir, par un art imprévisible du déséquilibre, de l’attente, du vide où justifications, références, conclusions ne trouvaient plus rien sur quoi s’appuyer. C’est par cela qu’il m’a surtout enseigné. Grâce à lui, sans doute, j’ai lu certains textes fondamentaux du vedânta, j’ai découvert aussi l’œuvre de René Guénon pour laquelle il avait une immense estime. Je me suis appliqué consciencieusement, jour après jour, à la méthode de la « discrimination » védantique et j’ai travaillé la « vacuité » du corps jusqu’à la juger plus importante que celle de l’esprit. Mais l’essentiel de ma relation avec Jean Klein s’est toujours passé ailleurs. Je n’ai adhéré à aucun des groupes qui se sont formés autour de lui parce que je ne me sentais pas à l’aise dans ces ambiances dévotes et un peu ronronnantes. Moi, c’est surtout un magicien du corps et un aventurier de l’esprit que j’ai connu et qui, peut-être, sans complaisance, à sa manière distante de Bohémien aristocratique, m’aurait un peu « reconnu » pour un lointain futur. Mais je n’ose l’affirmer et, d’un certain côté, peu m’importe : je crois aux transmissions informelles, pas aux lignées. Son influence sur moi a été décisive, presque exclusive pendant quatre ou cinq ans. Puis elle s’est distendue, allégée, purifiée de toute dépendance psychologique. Depuis 1973, je n’ai pas dû le rencontrer plus de trois fois, et c’est peut-être ma façon paradoxale d’être fidèle à ce maître du « sans-objet ».

 

(Partiellement extrait du Chemin des flammes, Éditions du Trigramme, 1992)

Source: http://pierrefeuga.free.fr/articles.htm