Méditation Sans Objet, par Pierre Feuga

« Ne choisissez aucun thème de méditation. N’utilisez aucun mantra. Ne vous fixez sur aucun point précis du corps. Ne vous concentrez même pas sur le souffle.
Voyez simplement ce qui apparaît. Ce peut être une image mentale. Ce peut être un mot. Ce peut être rien.

Si c’est une image, ne la travaillez pas, n’allez pas vers elle, ne la nourrissez pas, ne la dilatez pas, ne cherchez ni à la retenir ni à l’expulser. Laissez-lui une totale autonomie. Soit elle se dissoudra d’elle-même, soit elle se transformera en une autre image, que vous regarderez de la même façon.

Si c’est un mot qui apparaît, ne cherchez pas à l’analyser, à le comprendre intellectuellement. Ecoutez-le tel qu’il vient, tel qu’il résonne. Soit il va sombrer dans le silence, soit il va déclencher une série d’autres mots. Lambeaux de phrases ou phrases complètes. Idées cohérentes ou fragments d’idées. Opinions, souvenirs, projets, peu importe. Ne triez pas, n’organisez pas et surtout ne rejetez pas. Ecoutez, laissez parler.

Si c’est « rien » qui apparaît, si c’est une impression de « rien », soyez sûr que c’est encore quelque chose puisque vous en avez conscience. C’est un vide de pensées, un vide de discours, un vide d’images ou de sensations. C’est encore un objet puisque vous le percevez, puisque vous le ressentez comme absence, manque, attente, perplexité. Ne vous dites pas : c’est la Vacuité, et encore moins : c’est l’Eveil. Voyez ce « rien », aucun traitement de faveur : faites-lui face.

Mais tout cela se mêlera, formant une trame insaisissable, un filet quasiment impossible à déchirer. Vous n’aurez pas à affronter que des mots ou que des images ou que des vides : tous ces « objets » alterneront, se chevaucheront, du moins en apparence. Car en fait, si vous regardez bien, votre conscience ne peut appréhender qu’un seul objet à la fois. Si votre esprit est très agité ou très rapide, vous aurez sans doute l’impression de simultanéité. Mais c’est un leurre. Les objets frappent la conscience un à un : ceci puis ceci puis ceci. Même quand il y aura retour d’un objet, sur un mode plus ou moins obsessionnel, percevez cet objet comme entièrement nouveau. Il l’est, dans l’instant.

Car il n’y a que des instants. Des « points », si serrés parfois qu’ils donnent l’impression d’une « ligne ». Mais chaque point, chaque instant est nouveau et, dans la lumière de la conscience, aucun ne « succède » à l’autre.

Ce qui fait (quelle belle chose !) que vous êtes toujours dans le présent, car il est rigoureusement impossible d’être ailleurs.

Pourtant vous dites : je n’arrive pas à être dans le présent, je pense toujours soit au passé, soit à l’avenir. Et alors ? Faux problème. Le passé n’existe jamais en tant que tel. Il n’existe plus qu’en tant que souvenir et, lorsque ce souvenir vous frappe en passant par l’eau claire de votre conscience, c’est du présent tout frais et tout vif. Donc où est la gêne ? Quand le souvenir se « présente », observez-le dans son actualité. Comme vous observez une statue qui a trois mille ans : elle est bien là, elle est bien pleine, vous pouvez la toucher, elle n’a trois mille ans que parce qu’on vous l’a dit, c’est une notion culturelle, non un fait d’expérience ; un singe qui gambade dans les ruines d’un temple ne se dit pas : ce sont des ruines de l’époque Gupta, voici une vieille statue d’Hanuman… De même, le futur n’existe jamais en tant que tel, c’est une image présente, une pensée présente, une projection de crainte ou d’espoir faite à partir du présent. Vraiment tout est présent, quelle misère d’imaginer le contraire !

Ce qui complique la méditation, c’est que non seulement on la vit – ou on essaie – mais on la juge. Et la juger, d’ailleurs, empêche de la vivre vraiment. Par exemple on ressent de l’ennui et on se culpabilise, on s’estime peu doué et on décide soit d’abandonner, soit de se reprendre en main ou encore de changer de méthode. Ou bien on éprouve du bien-être, de la joie, de l’apaisement et on s’autocongratule : j’ai progressé, qu’est-ce que je suis fort quand même ! Toutes ces évaluations sont également vaines. Nos réactions émotionnelles à l’activité méditative (aussi longtemps que nous concevons la méditation comme une « activité »), tout ce discours intérieur, tout ce fatras psychologique surimposé au travail spirituel, tout cela fait bel et bien partie des « objets », alimentant la suprême fiction : celle de croire qu’il existerait un « expérimentateur » distinct de ses expériences.

La méditation sans objet déjoue tous ces pièges. Elle ne comporte ni but ni stratégie, ni progression ni méthode, ni complaisance ni sévérité envers soi-même. Ce n’est pas un exercice mais ce n’est pas un état non plus, si le mot état évoque quelque chose de « statique » (et du statique au stagnant le glissement est insensible), – alors qu’ici on est dans une perpétuelle nouveauté, un renouvellement sans fin, un printemps qui n’aspire à aucun été. En outre, tout état spirituel est provisoire ; si vous croyez au paradis vous finirez par créer un paradis, vous irez même au paradis, mais un jour vous serez bien étonné d’en revenir.
L’Eveil – si l’on veut à tout prix donner un nom à cet insaisissable – n’est pas un état. On n’y entre jamais, on n’en sort jamais. En fait il n’existe pas et c’est quand on voit cela qu’il éclate comme un soleil ».

Pierre Feuga

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